Pourquoi j’ai honte de mes goûts populaires : de l’Apéricube aux One Direction
J'ai des goûts de merde et c'est cool
En 2012, le boysband One Direction est partout. J’ai 17 ans, et moi, j’aime le vrai rock. Avec ma salopette en jean et mes t-shirts Rolling Stones, on ne me prendra pas à écouter ce groupe pour minettes ! Oui, pas en public. Dans ma chambre, c’est une autre histoire. Sur YouTube, je regarde les clips de Live While We’re Young mais aussi de You Belong With Me de Taylor Swift. Le soir, je regarde les derniers épisodes de Glee à la télévision. Tout ça, la plupart de mes amis de l’époque ne le savent pas. Pour mon petit ami d’alors - un fan de Kubrick - j’aime le rock alternatif, le garage rock des sixties, et l’indé. Ma plus grande peur ? Qu’on qualifie mes goûts de mainstream. Il m’a fallu plusieurs années pour assumer aimer la culture de masse. Et pas seulement en matière de musique ou de séries ! Mais d’où vient cette honte ? Et comment m’en suis-je à peu près débarrassée ?
L’origine du snobisme : une éducation intello bobo
Dès la petite enfance, ça partait mal. Entre deux épisodes de Pingu, je m'égosillais sur les albums des cantatrices de ma mère, à moitié à poil dans le salon. Au jardin d’enfant, une prof de violon venait chaque semaine nous enseigner quelques notes, sur de petits instruments portant des gommettes de couleur sous les cordes. Mes parents en étaient certains : j’allais exceller dans les arts ou dans les sciences. Au pire, mon père pensait que j’atteindrais les 1m75 pour devenir mannequin… Pas trop de pression, en somme.
La télé mon amour
Chaque soir après l’école, j’étais scotchée à l’écran cathodique du salon, raccordé au câble et donc aux chaînes pour enfants. De Bob l’éponge à Yu-Gi-Oh en passant par Le Monde Est Scoop, le programme TV n’a aucun secret pour moi. Mais c’est avant tout un moyen de faire taire le silence lourd de l’appartement de mes parents. Je ne supporte pas de rester dans ma chambre, éloignée du peu d’effervescence familial, alors j’investis les pièces communes, et y fait résonner des dessins animés trop colorés et probablement assourdissants pour mes géniteurs. J’observe parfois un regard désapprobateur jeté en direction de la télé, ou même un souffle : mes intérêts enfantins sont une insulte à leur intellect. Néanmoins, ils ne me privent pas d’exister dans ma propre maison, et je peux continuer à consommer des émissions qui remplissent ma tête d’un vacarme plus fort que mes jeunes angoisses existentielles…
La librairie de ma mère
Pour enfoncer le clou côté bobo, j’ai grandi dans la librairie de ma mère, son rêve de toujours qu’elle avait pu enfin réaliser quelques années après ma naissance. Je préférais d’ailleurs y passer mes mercredis après-midi et mes samedis, plutôt que les passer seule à la maison avec mon père un peu trop taiseux. Propulsée dans un monde d’adultes très différent de celui de la cour de récré, je voulais impressionner, apporter mon aide, et discuter. Par mimétisme, je voulais grandir en prenant un air sérieux, ma pile de bouquins sous le bras, et en faisant de temps en temps une blague incompréhensible qui faisait rire toute l’assemblée des bobos. C’est pourquoi il n’était pas rare de me voir me balader avec l’autobiographie de Mark Twain à 12 ans, ou à tenter de m’imposer l’apprentissage d’un nouveau mot du dictionnaire chaque jour. Néanmoins, je favorisais plus souvent mes Bratz que ces activités de grands.
Not like the other girls : la misogynie internalisée apprise dès le CM2
Vers 10 ou 11 ans, j’ai commencé à acheter Hit Machine Girl ou Fan 2 afin de recouvrir les murs de ma chambre de posters de mes stars préférées. Lorie, Britney, Pink, Amel Bent, Jessie McCartney… On est au milieu des années 2000, les jeans sont taille basse, les strings fluo dépassent, et à peu près tous les vêtements sont déchirés ou délavés. Sans le savoir, je goûte à mes derniers instants d’innocence ; bientôt on va me dire que mes goûts sont nazes… car je suis une fille.
Les médias, impitoyables envers les jeunes filles
En 2007, je déménage et je décroche pour toujours mon mur de posters. Tokio Hotel a éclipsé ma pop girly bien aimée du jour au lendemain, maintenant on pleure des larmes de mascara à cause de nos chagrins d’amour. Pour comprendre cette « hystérie » soudaine autour de ce groupe encore inconnu la veille, j’achète leur premier album au Planète Disque du coin. À l’instar de mes camarades de collège, et à ma grande surprise… j’adore. Instantanément, je découvre le trauma de ne pas être aimée comme je le voudrais, le mal-être adolescent à son paroxysme. Mais ça, personne ne peut le savoir. Après une après-midi à écouter Schrei en boucle, je le cache au fond d’un placard. À la TV, on voit des présentateurs se moquer de la horde de jeunes filles qui suit en permanence le groupe, et moi je ne serai pas comme ça.
Les autres sont teeellement superficielles (non)
Changer mon identité du jour au lendemain à cause d’une nouvelle mode ? Moi ?! Jamais de la vie ! Même si au fond j’en crève d’envie. Mes parents me disent que je suis très bien comme je suis. Avec mes copines, nous nageons à contre-courant en nous moquant des autres pour leur maquillage ou leurs vêtements. Pas très féministe de notre part. Mais c’est aussi une tentative désespérée d’attirer l’attention des garçons, dont l’ambiguïté du comportement brouille notre compréhension. Alors qu’ils sont les premiers à critiquer la nouvelle coupe de Cynthia, ils se précipiteront pour lui faire la cour dès que les dos seront tournés. À ce stade, mon incompréhension est telle que je n’ose même plus avoir de goûts. Je ne porte pas de vêtements de marque, je n’affiche pas d’idolâtrie même mesurée pour une quelconque célébrité, et il me faudra deux ans pour me trouver une identité.
La réappropriation de la culture pop
Depuis quelques années, il n’est plus si honteux d’avouer qu’on était fan d’High School Musical ou qu’on possède toute la collection des films où joue Hugh Grant (un exemple pris totalement au hasard évidemment). La pandémie nous a rendu nostalgiques des époques où nos plus gros problèmes étaient d’apprendre en secret les paroles de Toxic (encore une fois, random), et les femmes en ont eu marre qu’on leur dicte ce qu’elles ont le droit d’aimer, ou non.
Mes amies, responsables de la réhabilitation de mes goûts populaires
Alors que j’étais au top de mon identité quirky, aux intérêts parfaitement sélectionnés pour plaire, j’ai rencontré des jeunes femmes qui m’ont montré que c’était ok d’écouter Justin Bieber ou Jason DeRulo. On a passé des aprems à regarder 50 Shades of Grey ou Twilight, et c’était super libérateur. Avec mes amies de plus longue date, on s’est enfin confiées sur notre amour pour Tokio Hotel, refoulé durant toute notre adolescence. Dans mon entourage, il n’y a que des femmes super cool, créatives, intelligentes, et si elles aiment aussi Camp Rock, ça me montre qu’un jour peut-être j’arriverai à leur niveau. Et à 30 ans, c’est tout ce que je me souhaite !
Le goût n’est pas neutre, il est socialement construit
Selon Bourdieu, « nous nous identifions plus profondément à nos goûts au fond qu'à nos opinions, et nos goûts nous trahissent davantage que nos opinions. »
Ce que nous aimons n’est donc pas qu’un choix individuel : c’est un marqueur social, profondément façonné par notre milieu, notre éducation, et le désir d’appartenance. Derrière nos préférences se cache souvent une hiérarchie intériorisée, qui distingue le "bon goût" du "mauvais", le légitime du vulgaire. Aimer tel film, tel artiste ou tel genre musical, c’est déjà prendre position dans un espace social balisé.
Et c’est ici que naît la honte : non pas de ce que l’on aime en soi, mais du décalage entre nos goûts réels et ceux que l’on pense devoir afficher pour être valorisé·e. La honte est une émotion sociale par excellence : elle surgit dans l’anticipation du jugement d’autrui, dans ce sentiment d’être exposé·e, illégitime, inadéquat·e. Elle révèle à quel point le goût est moins une affaire de liberté qu’un terrain miné de normes invisibles.
Et l’Apéricube dans tout ça ? J’ai principalement évoqué les goûts relatifs aux médias, mais de nombreux aspects culturels sont affectés par cette dévalorisation. En tant que femme, j’ai aussi beaucoup pensé à mon rapport à l’alimentation en écrivant cet article. Alors que nous sommes la cible marketing des salades et des wraps, la trend girl dinner sur les réseaux sociaux montre une réalité différente. En secret, les femmes veulent manger des fast-foods, du chocolat et des sucreries. C’est comme si, en s’autorisant à aimer à nouveau ces choses jugées « nulles », on retrouvait un peu une ancienne version de nous-mêmes. Enfants, nous pouvions manger un Apéricube sans nous soucier du regard des autres, guidés seulement par le plaisir, et non par la peur de mal aimer.
Et vous, c’est quoi votre plaisir coupable ? Ou même pire : inavouable ?
Oh là là, bravo pour ton écriture, c’est à la fois drôle et tellement juste. Et pour rebondir sur la misogynie intériorisée, hélas : j’ai moi aussi été une horrible pick me. À l’adolescence, j’ai appris très tôt qu'aimer le rock (le vrééé) ou les films d’auteur — ça ouvrait plus de portes, de regards admiratifs, et surtout... masculins (caca boudin).
Et que mépriser ce qui plaisait "aux filles" (la pop, les boysbands, les rom-com) me donnait une forme de crédibilité culturelle. Ou plutôt : du mépris genré et bien classiste.
Depuis, je vis très bien mes amours multiples pour les solos de David Gilmour et les refrains de Taylor Swift. Je suis en paix et mes goûts cohabitent super bien ensemble. Merci pour ton texte, il m’a vraiment parlé.
Waouw!!! Quel article! Merci, et bravo pour cette écriture captivante.
Au collège, j'étais fan de Tokio Hotel 🤘🏻 et je l'assumais totalement avec un style vestimentaire "emo". Au lycée, dans ma période "Gossip girl' j'arborais fièrement des serres têtes comme le faisait Blair Waldorf.
Parfois, je me demande si j'étais réellement moi-même ou si je me construisais une image différente selon les tendances. Je changeais de style (vestimentaire notamment) selon ce qui était en vogue. Aujourd'hui encore, à 32 ans, j'ai parfois du mal à me trouver. J'ai cette tendance à être très influençable et donc à penser que je pense par moi-même alors que je suis matrixée par ce que je vois sur les médias sociaux.
Mais finalement, lorsque nous regardions Hannah Montana, Camp Rock, High School Musical, et j'en passe... Cela forgeait également une partie de notre personnalité. Est-ce que finalement, nous ne sommes pas vouées à être influencées par ce qui nous entoure ?
Et alors, est-ce mal ?
Aujourd'hui, une femme qui dit boire du matcha et faire du yoga le matin se ferait sans doute moquer d'être trop "comme les autres".
L'important est d'être alignée avec soi, de se faire plaisir. Peu importe si c'est mainstream, soyons heureuses et c'est bien ça l'essentiel.